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Chapitre 27 : notre trésor
Cela fait une semaine que les soldats sont cloîtrés dans le camp. Ils n’ont sorti leurs quads qu’une seule fois, pour remplir les citernes à la fontaine de la place. Depuis le départ d’Occhio, plus de patrouilles sur l’Île, plus de mouvement des gardes-côtes.
– On se plaignait de trop les voir, maintenant qu’ils ne peuvent plus se cacher, on ne les voit plus !
Comme s’ils s’étaient mis en sommeil.
Le Maramar approche. Il vient se ranger le long du quai, comme chaque lundi. Mais aujourd’hui et c’est exceptionnel, le Capitaine ne pose pas le pied à terre. Depuis le pont, il jette le sac du courrier au sergent Rodario et crie :
– Regarde les journaux, sergent, il y a du nouveau !
Le sergent Rodario ouvre le sac, en sort un paquet de magazines préparés à notre intention.
– Les photos d’Occhio ont été publiées !
Celles que le photographe a réussi à prendre à travers les barbelés, le jour où Alabral avec son couteau a montré à tous que nous pouvions nous opposer aux soldats. Celles du sauvetage de l’orque aussi, où au milieu des habitants de l’Île, on ne peut que remarquer la silhouette menue de Sassa qui s’arcboute pour remettre l’animal à la mer. Il y a aussi sur une pleine page de magazine, un portrait de Sassa avec en bas écrit en tout petit, le nom de la photographe : G. Bolina. Le seul cliché que Graziella a accepté de prendre sur un coup de tête, le plus beau de tous.
– Et tu ne sais pas tout, sergent. J’ai reçu l’ordre du Gouvernement de convoyer les naufragés vers le Continent. Ils vont partir !
La nouvelle fait le tour de l’Île et sur la terrasse du café Bolina, les magazines sont étalés sur les tables pour que tout le monde puisse découvrir les photos. Sur l’une d’elles, on nous distingue de dos massés contre la clôture, et cela nous rend tous fiers de savoir qu’avec ce tout petit geste, nous avons permis au photographe de révéler l’existence des naufragés au monde entier. Grâce aux photos, personne ne peut plus les abandonner ici. Ils vont rejoindre un centre d’hébergement où ils pourront être soignés et accueillis dignement. Dans les journaux, l’histoire de mon père et du naufrage est racontée. Le sergent se montre optimiste :
– Les choses vont changer maintenant.
Derrière nous, sur le quai, le transbordement des marchandises s’effectue comme chaque lundi, mais la tension est palpable. Le capitaine n’a pas coupé les moteurs comme s’il voulait rester prêt à réagir. Il se tient sur la passerelle, les yeux fixés sur la rue pavée, celle qui descend du plateau. Zoyo et Toni ont interdiction de quitter le navire et pour une fois, Zoyo obéit.
Bientôt, on entend gronder les quads. Le premier fait son apparition en pétaradant et va se poster à l’entrée de la jetée. Un second surgit et stoppe à côté de la fontaine sur la petite place. Deux soldats sur chaque engin, fusil mitrailleur en travers de la poitrine.
Enfin, un troisième quad avance au pas, piloté par le lieutenant, seul en tête d’une longue colonne d’hommes et de femmes habillés d’azur. Tous sont affublés du même survêtement bleu, sans bagages à l’exception d’un sac plastique où l’on devine quelques fruits, une bouteille d’eau. Maigres, fatigués, les traits tirés. Certains parviennent à sourire et offrent leurs visages au soleil du matin. Ils progressent doucement, se soutiennent les uns les autres et descendent la rue pavée pour rejoindre la petite place. Le ciel est dégagé, le vent ne s’est pas levé. La traversée jusqu’au continent promet d’être calme. Des soldats à pieds les escortent sans brusquerie. Tous les naufragés ont les mains liées devant eux par des bracelets de plastique. Une corde de nylon passe dans l’anse de leurs bras, court de l’un à l’autre et les maintient prisonniers. Une ribambelle de silhouettes bleues découpées maladroitement aux ciseaux, avec des grands et des petits forcés de suivre le même chemin en se tenant par la main. L’extrémité de la corde est fixée au quad du lieutenant qui se dresse comme un maître fier de son chien en laisse.
Dans le silence de plomb, tout le monde entend distinctement le capitaine du Maramar s’exclamer :
– Bon sang, j’en étais sûr !
Immédiatement, les ordres claquent :
– Toni ! Largue tout ! Zoyo, remonte la passerelle ! Et active-toi pour une fois !
Toni court de la poupe à la proue pour libérer le bateau, il saute sur la passerelle que Zoyo est déjà en train de relever et doucement, dans un grondement de moteurs, le Maramar s’écarte du quai, entraînant à sa suite les amarres qui tombent à l’eau. Avant que quelqu’un ait pu réagir, le Maramar a mis en panne au milieu du petit port, inaccessible, à une dizaine de mètres de la jetée.
Le lieutenant bondit de son quad :
– Capitaine ! Mais qu’est-ce que vous faites ?
Le capitaine, accoudé à la passerelle, montre du doigt la colonne des naufragés.
– Détachez-les !
– Vous avez été réquisitionnés pour ce transfert, je vous ordonne de vous rapprocher du quai !
– Détachez-les !
– Vous n’avez pas d’ordres à me donner. Je suis le seul à juger des conditions de sécurité.
– Je suis trop vieux pour commencer une carrière d’esclavagiste. Tant que je commanderai ce navire, personne n’y posera le pied attaché.
Alabral, qui se tenait à l’écart, se précipite au bord du quai pour apostropher le capitaine du Maramar :
– Hé capitaine ! Tu as perdu la tête ou quoi ? Ils les emmènent enfin et toi tu veux les empêcher de partir !
– Occupe-toi de ton bateau et laisse-moi commander le mien !
– C’est facile de donner des leçons quand on ne vit pas ici, ramène-moi ce bateau à quai, tu vas tout faire capoter !
Le capitaine du Maramar secoue la tête et désigne le lieutenant du doigt :
– Ce n’est pas moi qu’il faut convaincre, c’est lui.
Le lieutenant semble complètement abasourdi par la situation. Incapable de croire qu’on puisse s’opposer à ses ordres. Il se retourne pour observer le groupe des naufragés encadré par ses soldats. Puis de nouveau, regarde le bateau qui s’est écarté du quai. Comme s’il tentait de résoudre un problème mathématique épineux. Rien à faire. Pas de solution de secours.
– Vous refusez d’obtempérer ?
Le capitaine ne se donne même pas la peine de répondre.
– Vous vous opposez à la force publique ? Je vais vous faire renvoyer, c’est la dernière fois que vous mettez les pieds sur ce bateau !
Le lieutenant est écarlate. Ses cris doivent s’entendre à l’autre bout de l’Île. Le capitaine hoche la tête en souriant :
– Vous allez faire une heureuse, Lieutenant. Ma femme me reproche tout le temps de ne jamais prendre de vacances. Grâce à vous, je vais enfin profiter du petit cabanon que j’ai acheté sur la côte.
Les rires fusent. Deux soldats se détournent même légèrement pour sourire. Le lieutenant appelle les gardes-côtes qui observent la scène depuis la vedette. Ils parlementent un moment, à l’écart. Le pilote répète à plusieurs reprises :
– Impossible, impossible.
Le lieutenant cherche sans doute à transborder tout le monde sur la vedette, mais le pilote continue de secouer la tête. C’est une petite foule qui s’amasse à présent autour des naufragés et des soldats. Les maisons de la rue pavée se sont vidées une à une au passage des prisonniers. Ceux qui ne discutaient pas encore des magazines sur la terrasse du café sont arrivés sur le port. Tout le monde est là.
Le sergent Rodario a rejoint le perron du poste de police. Son regard va du quai au bateau, puis du bateau au quai, il ne cesse de sourire en secouant la tête :
– Sacrée tête de mule !
Le lieutenant l’apostrophe :
– Dites-lui d’accoster !
Le sergent fait la moue, regarde encore une fois le bateau, le quai, se tourne vers le lieutenant pour répondre :
– Vous vous souvenez ? Loi insulaire, loi maritime ? Ma juridiction s’arrête au bout de la jetée, Lieutenant. Tout ce qui advient au-delà est de votre ressort.
– Vous invoquez la loi quand elle vous arrange. C’est trop facile.
Le sergent indique le groupe entravé :
– Vous avez raison, mais c’est aussi facile de prendre la bonne décision. À vous de ne pas laisser passer l’occasion.
Le lieutenant retourne à son quad, se saisit de la radio pour joindre on ne sait qui. Il reste une longue minute le combiné contre l’oreille, sans rien dire, à fixer le bateau. Le capitaine du Maramar assiste à tout cela comme si cela ne le concernait pas. Même Roca et sa bande ont compris qu’il se passait quelque chose d’important et ont cessé leurs bavardages. Tous les regards convergent vers le Lieutenant. Enfin, il repose le combiné, soulève les épaules, les laisse retomber comme une marionnette dont on aurait coupé le fil. Il plonge la main dans la poche de sa veste, en ressort un couteau qu’il déplie, s’approche du premier homme attaché à la corde de nylon et tranche d’un coup sec les bracelets de plastiques qui l’entravaient. Il tend son couteau à un soldat, celui qui mettait tant de zèle à vérifier les papiers d’identité du photographe, et désigne les naufragés d’un coup de menton :
– Détachez-les !
C’est comme un grand soupir qui parcourt l’assistance. Un oui qui n’ose franchir la barrière des lèvres de peur que le Lieutenant ne change d’avis. Le soldat passe de l’un à l’autre avec le couteau et recueille dans son poing serré les bracelets coupés. Des mains se joignent, des sourires naissent. Des regards s’échangent. Les gens du village qui formaient une haie du déshonneur se rapprochent encore. La ligne ininterrompue des vêtements bleus se regroupe en une masse compacte, inquiète. Ma Bolina se plante devant une femme qui porte un bébé et lance le plus beau Ouuuuuh de tous les temps. Un soldat sursaute, les hommes rient. La femme tend son bébé vers Ma Bolina qui ouvre déjà les bras. Les deux groupes n’en font plus qu’un. À part Alabral qui refuse de quitter la jetée, tout le monde se mélange et plus personne n’écoute les soldats qui sont ignorés, comme transparents, débordés. C’est le moment que j’espérais, je me précipite sur Sassa, le tire par la manche, lui crie :
– Sassa, viens ! Viens !
Dans la confusion, il peut encore s’échapper. Si les soldats ont découvert la cabane de Giacomo, l’Île n’a pas dévoilé toutes ses cachettes. On pourra organiser la fuite de Sassa vers le Continent. Il n’aura pas à passer ses jours dans un camp de fortune ou pire. Sassa me sourit, mais ne bouge pas. Doucement, il écarte mes doigts de sa manche. Graziella pose la main sur mon bras.
– Ce n’est pas à toi de choisir pour lui, Zani.
Sassa frotte ses poignets où subsistent encore les traces rouges des bracelets de plastique. Il plonge la main dans sa poche, ressort son poing fermé. Sa main tendue s’ouvre devant nos yeux. Sur sa paume, mieux que des pierres précieuses. Les trois dernières figurines de sa fresque. Trois éclats de verre polis par la mer. Sassa les pointe du doigt l’un après l’autre :
– Graziella, Zani, Sassa
Il tend le premier à Graziella, me donne le second et ferme son poing sur le dernier. Graziella l’embrasse, Sassa me secoue la main en riant et répète :
– Zani ! Zani !
Autour de nous, des sourires, des accolades, des mots qu’on n’a jamais entendus, mais dont on croit comprendre le sens. D’autres échanges : des friandises, du tabac. Quelques vêtements pour le bébé. Le capitaine hurle ses ordres :
– Toni ! Qu’est-ce que tu attends pour accoster ! Que la nuit tombe et qu’on n’y voit plus rien ?
Le Maramar se rapproche du quai, le capitaine active la corne de brume et fait tressaillir tout le monde.
– Écartez-vous, nom de nom ! Ou il y en a un qui va finir à l’eau !
Les amarres sont lancées, qu’Alabral s’empresse d’enrouler autour des bollards. La passerelle d’embarquement est abaissée. Un soldat monte à bord. Les conversations s’estompent. Quelques tapes sur l’épaule, deux mots, puis le silence à nouveau qui rappelle ce qu’on avait presque oublié. Sassa sourit, nous tourne le dos, il est le premier à gravir la passerelle. Depuis le pont, il sourit encore et lève son poing fermé, celui qui emporte un petit morceau de notre trésor.