Passe Passe cruciforme

Prétexte nostalgico-poulpesque pour rafraichir la page d’accueil et tourner celle des traumatismes post confinement : les croix du Massif de Chartreuse ! (pour les débarqués de la Lune ou les tombés sur mon site par hasard, voir les épisodes précédents ici, et puis aussi).

Petite randonnée sportive à la Roche Veyrand, histoire de transpirer et de vérifier l’état d’une des croix du massif : en 2016, elle avait été à demi sciée et couchée à terre. Depuis, plus de nouvelles et je n’avais pas eu l’occasion d’y trainer les semelles (ce n’est pas ma sortie favorite, presque 800 m de dénivelé en 2.5 km, descente aussi exigeante que la montée, s’il me fallait réécrire J’avais la croix, je penserais à rajouter un truc sur les genoux douloureux du Poulpe).

Pourtant le sommet me réservait une petite surprise.

Plus de croix ! Enfin presque…
… elle s’est téléportée 20 m plus bas

Dans la bataille que se livrent les planteurs et les coupeurs de croix du Massif de Chartreuse, c’est un développement que je n’avais pas anticipé : est-ce une subtilité symbolique ? Un compromis diplomatique ? Une provocation ? Je m’interroge.

La croix d’origine (renforcée pour durer ?) depuis son nouvel emplacement

Un déménagement minimaliste sous l’œil amusé du Grand Som qui, lui, s’agrippe encore à ses dernières neiges de printemps.

Après le monde d’avant

Les établissements scolaires sont fermés pour l’été, mais cette fois le virus n’y est pour rien, et les librairies sont ouvertes. Les téléchargements gratuits de Caminar ou Par-delà les falaises perdent leur raison d’être.

Pendant la période de confinement, Caminar a été téléchargé en première intention plus de 1600 fois. Les professeurs documentalistes se sont emparés du texte pour le proposer sous divers supports sur leurs plateformes documentaires et c’est très bien comme ça.

Mais la parenthèse désenchantée est terminé. Nous voici arrivés de plein pied dans ce fameux monde d’après qu’on nous vendait si bien pour nous apaiser pendant le confinement. Le lecture gratuite n’est qu’un pansement sur une jambe de bois confinée. Il est grand temps de retourner dans les librairies (indépendantes) quand vous avez la chance d’en trouver une à moins de 30 km.  Vous n’y trouverez pas Caminar ou Par-delà les falaises, mais bien d’autres livres vous tendront les bras. A défaut de faire vivre les auteurs, vous pourrez contribuer à la survie des libraires.

Merci à toutes celles et tous ceux qui ont eu l’envie de jeter un œil sur ces textes offerts en partage.

Lisez, écrivez, restez curieux.

PAR DELÀ LES FALAISES : dernier chapitre

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  Chapitre 30 : esperanza

Il est tard quand le capitaine, comme chaque lundi, actionne la corne de brume pour rappeler tout le monde à bord. Zoyo a réussi à tromper sa vigilance, mais pour une fois, il ne se fait pas frotter les oreilles, même s’il gravit la passerelle en titubant. Le sergent a tenu à fêter la naissance de sa fille avant le départ du bateau. Aujourd’hui, le traditionnel repas du capitaine à la table des Rodario n’a pas eu lieu, mais la durée de l’escale du Maramar a battu tous les records.

Graziella m’a accompagné sur le quai. La plus belle fille de l’Archipel ne sourit plus. Pour la première fois, notre séparation prend un sens différent.

– Tu m’attendras ?

– Bien sûr idiot, mais pas comme tu crois.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Moi aussi, je vais aller sur le Continent.

– Tu as accepté l’offre du club d’athlétisme ?

– Non, je fais ma rentrée dans un mois, dans une école spécialisée.

– Pour courir ?

– Courir ? Non, enfin pour courir à ma façon. Regarde !

Graziella me tend un morceau de papier, un article de journal plié en quatre. La photo de Sassa prise par Graziella s’étale sur trois colonnes. Le titre annonce : Une adolescente récompensée au Festival international de la photographie.

– C’est Occhio qui me l’a envoyé. J’ai obtenu une bourse. Si tout se passe bien, tu as devant toi une future photographe.

– Tu vas quitter l’Île ? Et tu ne m’as rien dit ?

– J’ai reçu la lettre le jour où tu t’es enfin décidé à m’embrasser. Pour toi, ça faisait beaucoup trop de changements d’un seul coup, alors j’ai gardé la nouvelle pour plus tard. T’es fâché ?

– Non, mais j’ai du mal à réaliser.

– Tu te souviens de ce que disait Occhio à propos de l’œil ?

– Oui, l’œil du photographe.

– Je crois que ça va me plaire, montrer ce que personne ne remarque. Poser le doigt sur quelque chose, même si ça fait mal.

Graziella se tourne vers le village et lève brièvement les yeux sur les palissades du camp, derrière la vieille tour de garde. Son regard suit les reliefs, descend sur les jardins, balaye l’amphithéâtre des maisons blanches autour de la petite place, puis se fixe à nouveau sur la mer et l’horizon.

– Mais maintenant, à quelques jours du départ, j’ai un peu peur.

– Tu vas y arriver, j’en suis sûr !

– Tous les plus grands sont partis de rien, hein ?

– Si Occhio le dit, alors c’est sûrement vrai.

– C’est toi qui avais raison, on pouvait lui faire confiance.

La corne de brume du Maramar retentit une nouvelle fois. Aujourd’hui, c’est moi le retardataire que le capitaine rappelle à l’ordre. Je serre Graziella dans mes bras :

– Tu crois qu’on pourra se voir sur le Continent ?

– Qu’est-ce que tu crois ? Que je vais te laisser sauver le monde et construire des ponts tout seul, tu vas avoir besoin d’un coup de main, Dottore !

Nous échangeons un dernier baiser. Enfin un avant-dernier. Parce que le Ouuuuuh que Ma Bolina lance à la vue de nos embrassades nous fait tellement sursauter que nos dents s’entrechoquent presque et qu’il nous faut recommencer.

J’empoigne mon sac pour quitter l’Île, une nouvelle fois. Il y a cinq ans, pour ma première traversée, j’étais à peine assez grand pour jeter un œil par-dessus le bastingage. C’est pour cette raison que le capitaine m’avait assis sur la table à cartes. Le nez collé à la vitre, je pouvais saluer mes parents qui agitaient les mains, sur le quai, à la fois fiers et tristes.

Bien sûr, j’avais déjà pris la mer avec mon père. Des dizaines de fois sur son bateau de pêche. Mais ça ne comptait pas. Ce n’était pas le jour du grand départ, celui qui me conduisait pour la première fois vers le Continent pour rejoindre l’école du Gouvernement. J’avais du mal à retenir mes larmes. Pour me les faire oublier, le capitaine avait fait diversion :

– Tu vois, ça, c’est la barre, c’est elle qui décide de notre direction, ici l’écran du radar, très utile les jours de brouillard. Le compas pour maintenir le cap. Les leviers de commande, un pour chacun des deux moteurs et enfin, l’instrument indispensable parce qu’il permet de faire du bruit et de se croire important, la corne de brume. Écoute !

Le mugissement qui m’était pourtant familier avait failli me précipiter par terre. J’avais senti la table trembler sous mes fesses quand les deux moteurs avaient écarté le bateau du quai. Bercé par les explications du capitaine, ma tristesse oubliée, je m’étais retourné pour voir les falaises diminuer, comme si elles s’enfonçaient dans l’eau. Et puis, la mer avait pris toute la place. L’instant d’avant, entre l’eau et le ciel, il y avait un trait blanc sur l’horizon. La seconde suivante, l’Île avait disparu tout à fait.

Le capitaine, ce jour-là, m’a aidé à grandir. C’était un au revoir sans chagrin, pas un adieu.

Aujourd’hui, je vais attendre un peu avant de m’asseoir sur la table à cartes. J’ai envie de profiter jusqu’au bout de mon Île et des personnes que j’aime. Le bateau s’écarte, le capitaine actionne de nouveau la corne de brume, mais cette fois, c’est pour souhaiter bienvenue au bébé Rodario, j’en suis sûr. Mon père et ma mère se tiennent serrés l’un contre l’autre sur la terrasse du café, ils m’adressent un dernier signe de la main. Les trois Maria pendues à ses jambes, Ma Bolina essuie une larme avec un coin de son tablier blanc. Graziella m’envoie un ultime baiser du bout des doigts. Elle se moque de moi et de mes histoires de ponts, mais au fond d’elle, elle a compris ce que je voulais dire. Tous les ponts ne sont pas faits de béton et d’acier. Il existe de nombreuses manières de construire des ponts, j’en trouverai bien une à ma portée pour permettre les échanges, les mélanges. Pour que la soif d’apprendre remplace la crainte de l’autre. Et j’ignore si, à nous deux, nous pourrons sauver le monde. Mais je sais qu’avec Graziella, j’ai très envie d’essayer. Et puis sauver le monde peut-être pas, mais se dire qu’on peut sans doute se rassembler pour autre chose que rejeter une baleine à la mer, même si on est persuadé que c’est pour son bien. Ouvrir les yeux sur ce que la mer peut déposer sur le rivage. Comprendre que certains voient des déchets trimballés par les flots quand d’autres y découvrent des trésors. Comme ces éclats de verre multicolores qui, depuis bien longtemps, ne tailladent plus les pieds des habitants de notre Île de cailloux blancs.

Le Maramar a déjà dépassé la jetée quand j’aperçois le sergent Rodario qui court le long du quai. Il s’arrête in extremis pour ne pas basculer dans l’eau et crie les mains en porte-voix !

– Zani ! Zani ! On a choisi le prénom !

– Encore une Maria ?

– Non ! On va l’appeler Esperanza ! Esperanza !

 

FIN

 

PAR DELÀ LES FALAISES : chapitre 29

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  Chapitre 29 : ouuuh !

Un mois entier s’est écoulé depuis le départ de Sassa et des autres naufragés. C’est mon tour de partir pour rejoindre le pensionnat. Pour ma dernière nuit sur l’Île, nous sommes descendus avec Graziella sur la plage du vieux Giacomo et nous avons dormi serrés l’un contre l’autre, emmitouflés dans nos couvertures, à côté d’un feu de bois flotté. Le jour se lève et Graziella fait semblant de dormir encore, elle tressaille lorsque j’écarte une mèche de ses cheveux pour lui déposer un baiser sur le front.

– C’est l’heure.

Les paupières entrouvertes, Graziella m’offre le plus beau sourire de l’Archipel. Elle tourne la tête pour découvrir le soleil qui, à l’horizon, se détache lentement de la mer. C’est l’heure de rejoindre la plage de verre pour profiter du spectacle. L’intensité de la lumière, l’inclinaison du soleil. Tout dépend de la saison, du temps qu’il fait, de la densité de l’air. Aujourd’hui, l’incendie n’est pas pressé, ce n’est pas l’embrasement que nous avons pu connaître quelquefois, mais le travail patient d’un peintre convaincu d’arriver à ses fins. Il anime une à une les lucioles d’un jeu de dominos qui basculent au ralenti et m’offre mon cadeau de départ. Quand le soleil rasant a grignoté tout ce qu’il avait sous la main, nous restons encore un peu, sans oser un mouvement. Le temps d’exposer à ses rayons les pierres de verre que nous portons au cou. Graziella a demandé à Alabral de nous rendre un service. C’est lui qui, sur l’Île, est le plus adroit de ses mains. Elle lui a confié les deux éclats polis donnés par Sassa. Alabral, malgré son caractère ombrageux et ses avis tranchés, peut se montrer d’une infinie patience. Avec une montagne de précautions, il est parvenu à percer d’un trou les éclats de verre sans les briser. Graziella a déniché deux cordons de coton dans le bric-à-brac du vieux Giacomo pour en faire des pendentifs. Chacun le nôtre. Celui de Graziella pend à mon cou, elle arbore le mien sur la poitrine, à côté de sa médaille de Madone.

Nous sommes sans nouvelles de Sassa. Le capitaine du Maramar nous a raconté qu’à la minute où son navire a touché le Continent, Sassa a bondi par-dessus le bastingage pour se recevoir sur le quai quelques mètres plus bas avec l’agilité d’un chat. Le temps pour les soldats de réagir et il avait déjà disparu. À notre connaissance, il n’a pas été rattrapé. C’est dur de ne rien savoir, mais quand je ferme les yeux, je le vois qui court en serrant dans son poing le morceau de verre qu’il s’était choisi sur la plage. Où qu’il soit, la spirale de ses aventures continue de s’écrire.

Nous roulons les couvertures et rassemblons nos affaires pour remonter sur le plateau. Malgré la température clémente du matin, pour une fois, nous traversons l’Île sans courir. Les jours d’été ont filé, comme tous les jours d’été passés sur cette Île où on croit toujours qu’il n’y a rien à faire. Quelques sorties en mer à surveiller les lignes. Les corvées aux jardins pour irriguer les potagers. Les rires et les cris sur la terrasse du café Bolina. Les repas du dimanche, mon père, ma mère et moi, serrés les uns contre les autres dans la cellule du poste de police. Les heures de zénith incandescentes, cloîtrées dans l’ombre des maisons. Les courses matinales avec Graziella. Les baignades tous les deux à l’abri des regards. Ma Bolina avait raison, j’ai fini par la rattraper. Les entraînements du Lycée n’y sont pour rien. C’est elle qui a décidé de m’attendre un peu.

À côté du camp qui s’érige toujours comme une verrue sur l’étendue de calcaire, nous passons sans nous arrêter. Les tentes qui abritaient les naufragés sont vides, la bâche de la palissade n’a pas été remplacée. Pour résoudre le problème de l’eau, les soldats ont fait venir un bateau-citerne. Ils ont hissé des pompes impressionnantes au sommet de la falaise et tiré une conduite souple depuis la mer. Entre les deux enceintes de barbelés et de grillage, il y a maintenant une baleine en caoutchouc, écrasée par son propre poids, cette outre géante gonflée d’eau pour subvenir à leurs besoins. Le lieutenant a annoncé que le bateau-citerne reviendra tous les mois pour ravitailler le camp. Les cuves des maisons du village se vident plus lentement, on peut à nouveau espérer irriguer les jardins jusqu’aux premières pluies de l’automne. La tension visible dans les regards, dans les épaules nouées et les poings serrés, s’est un peu apaisée. En revanche, nous avons tous compris que les soldats s’installaient pour longtemps. Le secret des naufragés a été levé, mais d’autres bateaux surchargés tenteront la traversée. Nous savons que les tentes, un jour, s’empliront de nouveau. Notre unique petite victoire, c’est que le camp de la honte s’est transformé en camp de transit, une étape pour tous les malheureux qui survivront à l’épreuve avant d’être accueillis dignement sur le Continent. C’est ce que nous avons lu dans les journaux qui nous parviennent chaque lundi par le Maramar.

En abandonnant le camp derrière moi, j’espère de tout mon cœur que les journaux disent vrai et que notre Île ne deviendra pas une dernière escale avant qu’on les renvoie chez eux.

Au village, nous nous arrêtons brièvement à la maison pour prendre mes affaires avant de descendre sur le port. Aujourd’hui, nous mangeons chez Ma Bolina. Elle nous a invités, ma mère et moi, pour que mon départ soit un peu moins triste.

La maison est vide. La caisse à pharmacie n’est plus à côté de la porte. Un mot sur la table : Le bébé arrive ! Bisous, maman.

– C’est Madame Rodario !

Graziella est déjà dans la ruelle.

– Vite ! On va tout rater, dépêche-toi !

Toujours à courir à la moindre occasion !

– Madame Rodario n’a jamais eu besoin de nous. Ça ne changera pas cette fois-ci, même si c’est pour un garçon !

– Grouille, je te dis !

La gazelle ne m’attend pas pour partir devant. Mon sac en bandoulière, je prends mon temps. Un dernier regard à la maison que je retrouverai dans cinq mois avant de descendre vers le port.

Le Maramar est déjà à quai et le capitaine, privé de petits plats par Madame Rodario, s’est rabattu sur la terrasse de Ma Bolina. Il surveille Zoyo du coin de l’œil et lui interdit de s’approcher des bouteilles. Zoyo fait la tête. La vedette des gardes-côtes qui jusqu’à présent s’amarrait à couple avec l’Anamur, le bateau de mon père, a changé d’emplacement. Le cadenas qui fermait la cabine a disparu. L’amende a été payée la semaine dernière. Occhio a vendu les photos de l’échouage et du sauvetage de l’orque, il a envoyé l’argent au sergent Rodario en lui demandant de faire le nécessaire. Les gardes-côtes ont encaissé la caution sans poser de questions, soulagés de se débarrasser de la surveillance du bateau. Par contre, mon père est toujours en prison. Depuis le départ des naufragés, les soldats sont moins visibles, mais le lieutenant n’a pas digéré l’affront essuyé lors de l’embarquement. Le sergent Rodario estime plus sage que mon père purge sa peine jusqu’au bout pour ne pas raviver les tensions.

C’est pourtant mon père que j’ai la surprise de voir attablé à la terrasse du café Bolina.

– Papa ! Je croyais que tu en avais encore pour trois semaines !

– Permission exceptionnelle !

D’un signe du pouce, il m’indique le sergent qui s’agite dans son dos :

– En fait, c’est moi qui lui ai proposé. Il ne tenait plus en place à tourner en rond dans son bureau, Ta mère et Madame Rodario avaient besoin d’un peu de calme.

Le sergent ne s’est jamais montré aussi actif. Il arpente la terrasse dans un sens et puis dans l’autre, entre et sort dans le café à tous instants, court après Maria Secunda, gronde Maria Prima quand elle s’échappe côté épicerie, la rattrape pour la déposer dans les bras de Graziella, puis se ravise et la reprend pour lui faire faire quelques pas. Il est si perturbé qu’à plusieurs reprises, il franchit la porte interdite sans même s’en rendre compte. Fait exceptionnel, Ma Bolina qui câline Maria Ultima fait semblant de ne rien voir.

– Il est nerveux parce l’accouchement prend plus de temps que les autres fois.

Je lui chuchote :

– Tu crois qu’il y a un problème ?

– Non, non, ta mère était sereine. Elle a seulement dit que le bébé semblait plus gros. C’est peut-être pour ça que c’est plus difficile.

Le sergent se précipite à notre table :

– Qu’est-ce que tu as dit Goustan ! Le bébé est trop gros ?

– Mais non, sergent, calme-toi, il est juste un peu plus gros que les autres bébés, ça arrive souvent avec les garçons.

– Zani ! Tu étais gros, toi ?

– Aucune idée, sergent.

– Goustan, il était gros le petit ?

– Sergent, ça fait longtemps, je ne me souviens plus.

– Tu ne te souviens plus de la naissance de ton propre fils ! Menteur ! Ma, il était gros Zani ? Dites-le-moi !

– Ouuuuh non, alors ! Une vraie crevette ! Mais la plus belle des crevettes !

– AAH ! J’étais sûr qu’il y avait un problème, c’est pas normal que ça dure aussi longtemps ! Le bébé est trop gros !

Le sergent Rodario frappe la table du poing, fait quatre fois le tour de la terrasse en s’arrachant presque les cheveux et s’effondre sur une chaise. Mon père se lève et tente de le rassurer encore une fois.

– Allons Sergent, tout va bien se passer. Madame Rodario n’en est pas à son premier. Et puis, elle est entre de bonnes mains, tu le sais bien.

Le sergent semble au bord des larmes, le visage enfoui entre les mains, aveugle, sourd à tout ce qui l’entoure. Le silence règne sur la terrasse, même les trois Maria ont retrouvé un semblant de calme. La situation est si inhabituelle que j’en viens, moi aussi, à me demander si l’accouchement se passe si bien que ça. L’inquiétude du sergent est contagieuse.

Heureusement, ma mère vient à notre secours. La porte du poste de police s’ouvre et elle apparaît sur le perron, le sourire aux lèvres. Ma Bolina qui berce toujours Maria Ultima au creux de son bras s’approche du sergent Rodario et pose une main sur son épaule :

– Sergent, quelque chose me dit que c’est le moment d’aller féliciter Madame Rodario.

Le sergent se retourne, aperçoit ma mère et bondit sur ses pieds. Il crie :

– Comment va-t-elle ? Comment va-t-elle ?

– Aussi bien que possible, comme le bébé d’ailleurs, vous pouvez aller les embrasser.

Le sergent renverse sa chaise et se précipite au chevet de sa femme. Jamais il n’a parcouru la distance qui sépare le poste de police de l’auberge en si peu de temps. Ma mère doit même s’écarter pour éviter de se faire bousculer quand il s’engouffre dans la porte. Elle traverse la petite place pour nous retrouver, mon père lui avance une chaise, elle s’assoit à nos côtés, à la fois éreintée et soulagée.

– Eh bien ! Ce bébé se sera fait désirer, mais il a fini par se décider à naître, c’est le principal.

Mon père prend ma mère dans ses bras et l’embrasse :

– C’est grâce à toi, ma chérie. Le sergent doit être aux anges, enfin un garçon !

Ma mère ne peut s’empêcher d’éclater de rire. Mon père fronce les sourcils.

– Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

Ma Bolina, toujours les oreilles aux aguets, ne peut s’empêcher d’intervenir :

– Oui, c’est vrai ça ! Qu’est-ce qu’il a dit ?

Ma mère sourit et prend tout son temps pour répondre :

– C’est une fille, une magnifique petite fille !

– ……..Ouuuuh !

PAR DELÀ LES FALAISES : chapitre 28

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  Chapitre 28 : Sassa (5)

Une nouvelle fois, le pont d’un bateau oscille sous ses pieds. Une nouvelle fois, un rivage grossit devant ses yeux avec son lot de questions sans réponses et d’inconnu. Sassa s’est juré de ne pas refaire la même erreur. Il ne se laissera pas enfermer derrière un grillage, il ne permettra pas qu’une bâche orange le cache aux yeux des hommes. Il espère simplement que l’horizon de terre qu’il découvre peu à peu n’est pas une île, mais une terre qu’il pourra parcourir sans se cogner à un autre bras de mer. Il rêve d’un pays vaste où lui-même semblera si mince parmi la multitude qu’on le pensera sans importance. Pour qu’on cesse de le montrer du doigt, pour qu’on ne lui tourne plus le dos.

Il veut sauter du bateau pour y abandonner ses cauchemars. Il ne pourra pas les oublier il sait que c’est impossible, mais cela pourra les perdre un peu, les maintenir à distance. Il a compris maintenant que le paradis des cartes postales n’existe que dans les têtes, mais il connaît aussi l’ampleur de l’enfer qu’il a quitté. Le choix, s’il y en a un, n’est pas difficile à faire. Il veut courir à perdre haleine. Cette fois, il veut choisir comment disparaître et décider quand la fuite n’aura plus de raison d’être.

Courir pour savourer le moment où il sera si doux de s’arrêter quelque part, pour regarder autour de lui sans crainte et enfin respirer.

Vivre.

PAR DELÀ LES FALAISES : chapitre 27

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  Chapitre 27 : notre trésor

Cela fait une semaine que les soldats sont cloîtrés dans le camp. Ils n’ont sorti leurs quads qu’une seule fois, pour remplir les citernes à la fontaine de la place. Depuis le départ d’Occhio, plus de patrouilles sur l’Île, plus de mouvement des gardes-côtes.

– On se plaignait de trop les voir, maintenant qu’ils ne peuvent plus se cacher, on ne les voit plus !

Comme s’ils s’étaient mis en sommeil.

Le Maramar approche. Il vient se ranger le long du quai, comme chaque lundi. Mais aujourd’hui et c’est exceptionnel, le Capitaine ne pose pas le pied à terre. Depuis le pont, il jette le sac du courrier au sergent Rodario et crie :

– Regarde les journaux, sergent, il y a du nouveau !

Le sergent Rodario ouvre le sac, en sort un paquet de magazines préparés à notre intention.

– Les photos d’Occhio ont été publiées !

Celles que le photographe a réussi à prendre à travers les barbelés, le jour où Alabral avec son couteau a montré à tous que nous pouvions nous opposer aux soldats. Celles du sauvetage de l’orque aussi, où au milieu des habitants de l’Île, on ne peut que remarquer la silhouette menue de Sassa qui s’arcboute pour remettre l’animal à la mer. Il y a aussi sur une pleine page de magazine, un portrait de Sassa avec en bas écrit en tout petit, le nom de la photographe : G. Bolina. Le seul cliché que Graziella a accepté de prendre sur un coup de tête, le plus beau de tous.

– Et tu ne sais pas tout, sergent. J’ai reçu l’ordre du Gouvernement de convoyer les naufragés vers le Continent. Ils vont partir !

La nouvelle fait le tour de l’Île et sur la terrasse du café Bolina, les magazines sont étalés sur les tables pour que tout le monde puisse découvrir les photos. Sur l’une d’elles, on nous distingue de dos massés contre la clôture, et cela nous rend tous fiers de savoir qu’avec ce tout petit geste, nous avons permis au photographe de révéler l’existence des naufragés au monde entier. Grâce aux photos, personne ne peut plus les abandonner ici. Ils vont rejoindre un centre d’hébergement où ils pourront être soignés et accueillis dignement. Dans les journaux, l’histoire de mon père et du naufrage est racontée. Le sergent se montre optimiste :

– Les choses vont changer maintenant.

Derrière nous, sur le quai, le transbordement des marchandises s’effectue comme chaque lundi, mais la tension est palpable. Le capitaine n’a pas coupé les moteurs comme s’il voulait rester prêt à réagir. Il se tient sur la passerelle, les yeux fixés sur la rue pavée, celle qui descend du plateau. Zoyo et Toni ont interdiction de quitter le navire et pour une fois, Zoyo obéit.

Bientôt, on entend gronder les quads. Le premier fait son apparition en pétaradant et va se poster à l’entrée de la jetée. Un second surgit et stoppe à côté de la fontaine sur la petite place. Deux soldats sur chaque engin, fusil mitrailleur en travers de la poitrine.

Enfin, un troisième quad avance au pas, piloté par le lieutenant, seul en tête d’une longue colonne d’hommes et de femmes habillés d’azur. Tous sont affublés du même survêtement bleu, sans bagages à l’exception d’un sac plastique où l’on devine quelques fruits, une bouteille d’eau. Maigres, fatigués, les traits tirés. Certains parviennent à sourire et offrent leurs visages au soleil du matin. Ils progressent doucement, se soutiennent les uns les autres et descendent la rue pavée pour rejoindre la petite place. Le ciel est dégagé, le vent ne s’est pas levé. La traversée jusqu’au continent promet d’être calme. Des soldats à pieds les escortent sans brusquerie. Tous les naufragés ont les mains liées devant eux par des bracelets de plastique. Une corde de nylon passe dans l’anse de leurs bras, court de l’un à l’autre et les maintient prisonniers. Une ribambelle de silhouettes bleues découpées maladroitement aux ciseaux, avec des grands et des petits forcés de suivre le même chemin en se tenant par la main. L’extrémité de la corde est fixée au quad du lieutenant qui se dresse comme un maître fier de son chien en laisse.

Dans le silence de plomb, tout le monde entend distinctement le capitaine du Maramar s’exclamer :

– Bon sang, j’en étais sûr !

Immédiatement, les ordres claquent :

– Toni ! Largue tout ! Zoyo, remonte la passerelle ! Et active-toi pour une fois !

Toni court de la poupe à la proue pour libérer le bateau, il saute sur la passerelle que Zoyo est déjà en train de relever et doucement, dans un grondement de moteurs, le Maramar s’écarte du quai, entraînant à sa suite les amarres qui tombent à l’eau. Avant que quelqu’un ait pu réagir, le Maramar a mis en panne au milieu du petit port, inaccessible, à une dizaine de mètres de la jetée.

Le lieutenant bondit de son quad :

– Capitaine ! Mais qu’est-ce que vous faites ?

Le capitaine, accoudé à la passerelle, montre du doigt la colonne des naufragés.

– Détachez-les !

– Vous avez été réquisitionnés pour ce transfert, je vous ordonne de vous rapprocher du quai !

– Détachez-les !

– Vous n’avez pas d’ordres à me donner. Je suis le seul à juger des conditions de sécurité.

– Je suis trop vieux pour commencer une carrière d’esclavagiste. Tant que je commanderai ce navire, personne n’y posera le pied attaché.

Alabral, qui se tenait à l’écart, se précipite au bord du quai pour apostropher le capitaine du Maramar :

– Hé capitaine ! Tu as perdu la tête ou quoi ? Ils les emmènent enfin et toi tu veux les empêcher de partir !

– Occupe-toi de ton bateau et laisse-moi commander le mien !

– C’est facile de donner des leçons quand on ne vit pas ici, ramène-moi ce bateau à quai, tu vas tout faire capoter !

Le capitaine du Maramar secoue la tête et désigne le lieutenant du doigt :

– Ce n’est pas moi qu’il faut convaincre, c’est lui.

Le lieutenant semble complètement abasourdi par la situation. Incapable de croire qu’on puisse s’opposer à ses ordres. Il se retourne pour observer le groupe des naufragés encadré par ses soldats. Puis de nouveau, regarde le bateau qui s’est écarté du quai. Comme s’il tentait de résoudre un problème mathématique épineux. Rien à faire. Pas de solution de secours.

– Vous refusez d’obtempérer ?

Le capitaine ne se donne même pas la peine de répondre.

– Vous vous opposez à la force publique ? Je vais vous faire renvoyer, c’est la dernière fois que vous mettez les pieds sur ce bateau !

Le lieutenant est écarlate. Ses cris doivent s’entendre à l’autre bout de l’Île. Le capitaine hoche la tête en souriant :

– Vous allez faire une heureuse, Lieutenant. Ma femme me reproche tout le temps de ne jamais prendre de vacances. Grâce à vous, je vais enfin profiter du petit cabanon que j’ai acheté sur la côte.

Les rires fusent. Deux soldats se détournent même légèrement pour sourire. Le lieutenant appelle les gardes-côtes qui observent la scène depuis la vedette. Ils parlementent un moment, à l’écart. Le pilote répète à plusieurs reprises :

– Impossible, impossible.

Le lieutenant cherche sans doute à transborder tout le monde sur la vedette, mais le pilote continue de secouer la tête. C’est une petite foule qui s’amasse à présent autour des naufragés et des soldats. Les maisons de la rue pavée se sont vidées une à une au passage des prisonniers. Ceux qui ne discutaient pas encore des magazines sur la terrasse du café sont arrivés sur le port. Tout le monde est là.

Le sergent Rodario a rejoint le perron du poste de police. Son regard va du quai au bateau, puis du bateau au quai, il ne cesse de sourire en secouant la tête :

– Sacrée tête de mule !

Le lieutenant l’apostrophe :

– Dites-lui d’accoster !

Le sergent fait la moue, regarde encore une fois le bateau, le quai, se tourne vers le lieutenant pour répondre :

– Vous vous souvenez ? Loi insulaire, loi maritime ? Ma juridiction s’arrête au bout de la jetée, Lieutenant. Tout ce qui advient au-delà est de votre ressort.

– Vous invoquez la loi quand elle vous arrange. C’est trop facile.

Le sergent indique le groupe entravé :

– Vous avez raison, mais c’est aussi facile de prendre la bonne décision. À vous de ne pas laisser passer l’occasion.

Le lieutenant retourne à son quad, se saisit de la radio pour joindre on ne sait qui. Il reste une longue minute le combiné contre l’oreille, sans rien dire, à fixer le bateau. Le capitaine du Maramar assiste à tout cela comme si cela ne le concernait pas. Même Roca et sa bande ont compris qu’il se passait quelque chose d’important et ont cessé leurs bavardages. Tous les regards convergent vers le Lieutenant. Enfin, il repose le combiné, soulève les épaules, les laisse retomber comme une marionnette dont on aurait coupé le fil. Il plonge la main dans la poche de sa veste, en ressort un couteau qu’il déplie, s’approche du premier homme attaché à la corde de nylon et tranche d’un coup sec les bracelets de plastiques qui l’entravaient. Il tend son couteau à un soldat, celui qui mettait tant de zèle à vérifier les papiers d’identité du photographe, et désigne les naufragés d’un coup de menton :

– Détachez-les !

C’est comme un grand soupir qui parcourt l’assistance. Un oui qui n’ose franchir la barrière des lèvres de peur que le Lieutenant ne change d’avis. Le soldat passe de l’un à l’autre avec le couteau et recueille dans son poing serré les bracelets coupés. Des mains se joignent, des sourires naissent. Des regards s’échangent. Les gens du village qui formaient une haie du déshonneur se rapprochent encore. La ligne ininterrompue des vêtements bleus se regroupe en une masse compacte, inquiète. Ma Bolina se plante devant une femme qui porte un bébé et lance le plus beau Ouuuuuh de tous les temps. Un soldat sursaute, les hommes rient. La femme tend son bébé vers Ma Bolina qui ouvre déjà les bras. Les deux groupes n’en font plus qu’un. À part Alabral qui refuse de quitter la jetée, tout le monde se mélange et plus personne n’écoute les soldats qui sont ignorés, comme transparents, débordés. C’est le moment que j’espérais, je me précipite sur Sassa, le tire par la manche, lui crie :

– Sassa, viens ! Viens !

Dans la confusion, il peut encore s’échapper. Si les soldats ont découvert la cabane de Giacomo, l’Île n’a pas dévoilé toutes ses cachettes. On pourra organiser la fuite de Sassa vers le Continent. Il n’aura pas à passer ses jours dans un camp de fortune ou pire. Sassa me sourit, mais ne bouge pas. Doucement, il écarte mes doigts de sa manche. Graziella pose la main sur mon bras.

– Ce n’est pas à toi de choisir pour lui, Zani.

Sassa frotte ses poignets où subsistent encore les traces rouges des bracelets de plastique. Il plonge la main dans sa poche, ressort son poing fermé. Sa main tendue s’ouvre devant nos yeux. Sur sa paume, mieux que des pierres précieuses. Les trois dernières figurines de sa fresque. Trois éclats de verre polis par la mer. Sassa les pointe du doigt l’un après l’autre :

– Graziella, Zani, Sassa

Il tend le premier à Graziella, me donne le second et ferme son poing sur le dernier. Graziella l’embrasse, Sassa me secoue la main en riant et répète :

– Zani ! Zani !

Autour de nous, des sourires, des accolades, des mots qu’on n’a jamais entendus, mais dont on croit comprendre le sens. D’autres échanges : des friandises, du tabac. Quelques vêtements pour le bébé. Le capitaine hurle ses ordres :

– Toni ! Qu’est-ce que tu attends pour accoster ! Que la nuit tombe et qu’on n’y voit plus rien ?

Le Maramar se rapproche du quai, le capitaine active la corne de brume et fait tressaillir tout le monde.

– Écartez-vous, nom de nom ! Ou il y en a un qui va finir à l’eau !

Les amarres sont lancées, qu’Alabral s’empresse d’enrouler autour des bollards. La passerelle d’embarquement est abaissée. Un soldat monte à bord. Les conversations s’estompent. Quelques tapes sur l’épaule, deux mots, puis le silence à nouveau qui rappelle ce qu’on avait presque oublié. Sassa sourit, nous tourne le dos, il est le premier à gravir la passerelle. Depuis le pont, il sourit encore et lève son poing fermé, celui qui emporte un petit morceau de notre trésor.

PAR DELÀ LES FALAISES : chapitre 26

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  Chapitre 26 : tenir éternellement

Après notre manifestation d’hier devant le camp, Occhio a décidé de prendre le bateau du lundi. Graziella et moi l’avons aidé à monter sa tonne de matériel à bord. C’est l’heure des adieux. Sur le pont du Maramar, le plus grand photographe du monde se plie en deux pour nous serrer sur sa poitrine.

– Je vous promets de tout faire pour publier les photos.

Occhio s’en va, il emporte avec lui sa bonne humeur et des centaines de photos. Certaines sont sans intérêt. On y voit quelques oiseaux trop fatigués pour tenter le grand voyage et des bouts de plumes en pagaille dépassant des nids sur la falaise. D’autres sont plus spectaculaires. Les photos du sauvetage de l’orque qui montrent nos efforts mis en commun pour lui venir en aide. Mais le photographe emporte surtout les photos des prisonniers du camp de la honte, celles qu’il a enfin réussi à prendre quand nous avons déchiré les bâches orange qui nous bouchaient les yeux. Et puis aussi les portraits de Sassa devant la fresque de verre poli qui racontait son périple.

Le son de la corne de brume retentit. Une dernière embrassade et nous descendons sur le quai. Zoyo rejoint son poste en courant sous les cris du capitaine. Toni largue les amarres avant de remonter la passerelle. Le Maramar s’éloigne, nous saluons longuement la grande silhouette du photographe qui rétrécit, puis disparaît tout à fait quand le bateau double la pointe.

Si on ne compte pas les heures qu’il a passée à engloutir les plats de Ma Bolina et épuiser ses stocks de bière, c’est avec Graziella et moi qu’Occhio a séjourné le plus longtemps. Pourtant, nous ne savons pas grand-chose de lui. Nos sentiments sont partagés. Il a menti à tout le monde pendant plusieurs jours, même s’il a fini par avouer ses véritables intentions. Il a choisi de repartir au plus vite pour, nous a-t-il dit, être certain que les soldats ne tentent pas de lui reprendre les photos. Nous espérons de tout cœur qu’il s’est montré sincère. Pour que les naufragés cessent d’être les fantômes dont personne ne veut entendre parler.

Il est temps de monter jusqu’au camp, nous avons promis à Sassa de revenir tous les jours. Sur le plateau, nous ne nous tenons plus à l’écart. Nous empruntons la piste pour franchir la ligne interdite des piquets et des drapeaux et nous marchons jusqu’aux barbelés. Nous sommes si près de la première enceinte que nous pourrions la toucher en tendant le bras. C’est décidé, chaque jour, nous nous tiendrons ainsi, debout. Pour montrer que nous n’oublions pas, pour dire aux naufragés qu’ils existent à nos yeux.

La palissade ne cache plus rien. Les baraquements des soldats, les tentes des réfugiés, tout est exposé à la vue. Le camp n’est plus qu’une carcasse dont les lambeaux de peau pendent des barbelés et s’agitent dans le vent. Un squelette décharné qui a livré tous ses secrets.

Sassa nous attend. Assis près du grillage, il se lève et nous fait signe de la main. Les soldats nous observent, mais ne se montrent ni hostiles, ni agressifs. Graziella m’indique les préfabriqués climatisés. Derrière les reflets de la vitre qui fait face à la grille d’entrée, la silhouette maigre du Lieutenant se devine.

– C’est étrange, on dirait qu’il attend quelque chose.

– Peut-être un ordre venu du Continent.

Depuis la manifestation, le camp s’est figé. Les bâches n’ont pas été réparées, les militaires n’ont pas posé un pied en dehors de l’enceinte. Les patrouilles de quad ont cessé, plus rien ne bouge. Les barrières restent fermées, comme la porte d’un château assiégé.

– Les soldats sont prisonniers de leur propre prison.

Comme la veille, Sassa appelle ses camarades qui, peu à peu, se massent contre le grillage. Certains se déplacent avec peine et doivent être soutenus pour se tenir debout. On distingue sur les visages, la fatigue, les grimaces esquissées par la douleur. Si le temps peut paraître suspendu de notre côté des barbelés, il n’en est rien pour les naufragés. Chaque jour, les conditions de détention, les tentes exposées au vent, la poussière de calcaire et la chaleur usent les organismes.

Nous sommes les témoins impuissants de leur descente aux enfers. Ils ne pourront pas tenir éternellement.

PAR DELÀ LES FALAISES : chapitre 25

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  Chapitre 25 : leur histoire

– Zani, tu crois que les soldats vont nous laisser approcher ?

Devant nous, le camp semble encore plongé dans le sommeil. À nos pieds, les premiers drapeaux orange marquent la limite de la zone interdite.

– C’est toi qui dis toujours qu’on n’en sait rien tant qu’on n’a pas essayé.

Ce matin, les hommes n’ont pas préparé les bateaux. Les enfants n’ont pas dévalé les pavés pour se chamailler bruyamment sur le port. Les femmes n’ont pas pris la rue des jardins pour soigner les arbres et s’occuper des potagers. Personne ne s’est donné le mot. Tous, nous avons quitté les maisons, un à un, pour gagner le plateau.

La population entière de l’Île est rassemblée autour de nous, l’esprit bouillonnant. D’un côté, à la tête des ses partisans, Alabral les poings serrés est toujours déterminé à se débarrasser des réfugiés au plus vite. De l’autre, Ma Bolina, ma mère et la plupart des femmes tentent d’apaiser les rancœurs. Derrière nous, Roca et sa bande de moustiques turbulents n’ont jamais été si sages. Le sergent Rodario ferme la marche et soutient son épouse, les trois Maria ravies d’être du voyage, passant de bras en bras. Ne manque que Goustan, mon père, empêché par sa porte sans serrure.

Sur la piste à la croisée des chemins, nous nous comptons en silence. Ce n’est pas difficile, nous ne sommes qu’une poignée à habiter l’Île. Et nous marchons sur le camp. Comme une armée de pêcheurs et de paysans avec nos désaccords, nos peurs et nos craintes. Sans armes, sans haine. Une minuscule armée qui dépasse les piquets de fer et la ligne interdite et qui ne déclenche aucune réaction du côté des soldats. Les barrières du camp restent closes, les quads ne se précipitent pas pour nous faire rebrousser chemin. Nous pouvons atteindre sans encombre la première palissade de barbelés et de toile. Nez collé sur les bâches orange qui se dressent comme des murs, nous attendons. Longtemps, sans dire un mot, sans cris et sans menaces, à l’intérieur du camp rien ne bouge.

Alors, Alabral sort son couteau, celui dont il s’est servi pour libérer l’orque et il perce la bâche qui se trouve devant lui. Un petit trou pour voir ce qu’il y a de l’autre côté, puis un second, un peu plus grand. Les autres pêcheurs sortent leurs couteaux à leur tour et ouvrent des fenêtres dans le tissu. À travers les trous, on peut apercevoir, vingt mètres plus loin, les soldats qui se sont retirés derrière le grillage de la seconde enceinte. Bientôt, les fenêtres découpées ne suffisent plus et des pans entiers de tissu sont lacérés pour dévoiler le camp. Face à nous, certains soldats se tiennent debout, le fusil à la main, d’autres chevauchent un des quads, tous prêts à obéir au commandement du lieutenant. Habitués à les voir patrouiller deux par deux, c’est la première fois que nous les découvrons tous ensemble. Ils sont une douzaine, tout au plus.

– Premier et dernier avertissement !

L’annonce fait sursauter tout le monde. Le lieutenant hurle dans un mégaphone.

– Rentrez chez vous, ne m’obligez pas à employer la force !

Alabral saisit les barbelés à pleine main, imité par tous les hommes autour de lui.

– Soldats ! Tenez-vous prêts !

Les soldats pointent leurs fusils. Les hommes ne lâchent pas les barbelés. Ils commencent à peser sur les fils, à les tirer en arrière, les pousser de nouveau. La clôture gémit sous l’effort.

Un coup de feu retentit. Tout le monde se fige. À l’intérieur du camp, le lieutenant braque son pistolet sur nous.

– Obéissez ! La prochaine fois, je ne tirerai pas en l’air.

– Arrêtez !

Le sergent Rodario s’est avancé. Il pose la main sur l’épaule d’Alabral.

– Ce fou est capable de tout.

Les mains, une à une, lâchent le fil barbelé avec réticence, mais personne ne recule. Derrière les préfabriqués, nous pouvons enfin voir les tentes où les naufragés sont prisonniers. Graziella crie :

– Sassa ! Sassa !

Les portes des tentes se soulèvent, des hommes et des femmes s’approchent du grillage. Sassa au premier rang, le visage collé contre les mailles de métal, lève une main pour nous saluer.

Retenue par les cinq lignes de fil de fer barbelé et la bâche en lambeaux, la population entière de l’Île se tient immobile. Plus aucune main ne se pose sur les fils, plus aucun bras ne fait grincer la clôture. Le silence pourrait devenir insupportable, mais Sassa commence à chanter. Personne ne comprend les mots, personne ne traduit à personne, mais il chante les images dessinées pour nous dans le sable avec les éclats de verre, c’est certain. Tout autour de lui, ses compagnons reprennent son chant, en répètent le sens, les sons.

Il est question de bois flotté accroché par des ongles têtus, de mains serrées sur des espoirs de cordes, de plastique et de membres tétanisés. Ça parle d’eau glacée malgré la brûlure du soleil, de lèvres bleuies qui se raccrochent à la mer, de barques ballottées dans l’obscurité. On entend l’émoi et la colère, le refus. Et l’espérance d’un nouveau soleil. Dans toutes les têtes, les mémoires, les estomacs, la voix des naufragés s’installe et nous transperce.

Avant l’échouage de l’orque, les naufragés n’avaient pas de visages. Pour nous tous, ils étaient à peine des silhouettes entrevues la nuit de leur arrivée. Des fantômes dans le noir. Si plus personne ne croyait à l’histoire des bandits et si bien peu accordaient encore du crédit aux rumeurs de maladie qui entretenaient la méfiance et la peur, les naufragés restaient cachés derrière les palissades. Ils n’existaient pas vraiment. Pas tout entier comme ce petit bonhomme qui s’est tenu au coude à coude parmi nous pour sauver une baleine tueuse. Un petit homme que tout le monde appelle Sassa maintenant et qui hante les nuits et le sommeil de tous.

Avant Sassa, on ne se posait les questions qu’à voix basse, par peur d’entendre les réponses. D’où venaient-ils ? Tombés du ciel, surgis de nulle part. Pour nous, ça n’avait pas vraiment d’importance. Comment avaient-ils pu vaincre la tempête, si nombreux sur un si petit bateau ? Combien étaient-ils ? Combien avaient survécu ? Des problèmes qu’on ne cherchait pas à résoudre. Et puis tout le monde a vu Sassa sacrifier sa liberté fragile pour se porter au secours d’une baleine mille fois plus grosse que lui. On sait maintenant que la mer et ses tempêtes ne les arrêteront pas. Pas tous.

La première palissade de barbelés ne cache plus rien. De part et d’autre de la barrière, de longues guirlandes de tissu s’agitent dans le vent, comme des décorations de fête. Nous avons décidé d’ouvrir les yeux. Les soldats et leurs bâches ne pourront plus nous les fermer.

Tzzc. Tzzc. Tzzc. Devant les barbelés et les déchirures de la bâche orange. Tzzc. Tzzc. Tzzc. Nous avons échangé des signes et des sourires avec Sassa et les autres naufragés. Tzzc. Tzzc. Tzzc. Quand nous avons fait demi-tour et que le bruit a cessé, j’ai compris. Tzzc, une photo. Tzzc, une autre. Tzzc, une autre encore. Le photographe ne faisait plus semblant de s’intéresser aux oiseaux. Les naufragés ont retrouvé un visage, Occhio peut enfin faire connaître leur histoire.

PAR DELÀ LES FALAISES : chapitre 24

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  Chapitre 24 : la honte

Les bateaux reprennent la mer pour retourner au port. La vedette des gardes-côtes s’éloigne vers le large. Les orques ont disparu. Sur la plage, on ramasse les pelles, les cordes. On secoue ses vêtements couverts de sable et de sel. La remontée par la ravine se fait dans la joie à se raconter de nouveau ce qu’on vient de vivre ensemble pour prolonger le moment.

– Tu as vu ce bond !

– Et toute cette eau projetée en l’air quand il est retombé !

– Tu parles de qui ? De l’orque ou du photographe ?

De retour sur le plateau, on rit encore. Les hommes regagnent les Frelons. Le sergent Rodario retrouve un lieutenant grimaçant qui tient Ultima à bout de bras. Une grosse tache sombre orne le devant de son uniforme.

– Elle a… elle a eu un petit problème.

Les yeux du sergent Rodario vont et viennent de sa fille à la tache.

– Vous voulez dire que…

Le lieutenant se crispe encore un peu plus.

– Oui, c’est ce que je veux dire.

– Ma fille vous a fait pipi dessus ?

– Et un peu vomi aussi… elle n’a pas apprécié les coups de sifflet.

Le sergent éclate de rire et soulage le lieutenant de son fardeau humide.

– Ah ! Quelle coquine !

Pour le plus grand plaisir d’Ultima, il la lance en l’air à plusieurs reprises avant de l’embrasser.

– Elle est intelligente cette petite, tout le portrait de sa mère ! Vous vous rendez compte, Lieutenant ! Elle sait à peine marcher et elle a compris que vous étiez le seul à rester sec !

Tout le monde rit. L’officier est écarlate. S’il pouvait, il réduirait le sergent en miettes, là, sur-le-champ. Mais le sergent Rodario le prend de court en lui tendant la main :

– Sans rancune Lieutenant, et merci pour votre aide.

Le lieutenant ne répond pas. Il ignore la main tendue, tourne les talons, aboie ses ordres aux soldats :

– Reconditionnement ! Inventaire du matériel !

D’un seul élan, les quatre soldats récupèrent leurs armes, replient les pelles portatives, réajustent leur uniforme et se postent à côté des quads, comme si deux minutes plus tôt, ils n’avaient pas sué sang et eau avec nous sur la plage.

– Retour au camp !

Le lieutenant désigne Sassa du doigt.

– Et emmenez-le !

Tout le monde se fige. Sauf un soldat qui saisit le bras de Sassa pour le forcer à monter sur un quad. Sassa ne résiste pas. Graziella se précipite :

– Mais lâchez-le ! C’est grâce à lui si l’orque est en vie ! Lâchez-le, il n’a rien fait de mal !

Le sergent Rodario la retient. Graziella se débat :

– Mais on ne peut pas les laisser faire, c’est dégueulasse !

Sassa est juché sur le quad entre deux soldats. Le lieutenant enfourche son engin, les quads s’éloignent emportant Sassa qui nous adresse un dernier signe de la main. Le fil est rompu. Les hommes autour des Frelons courbent l’échine, même Alabral secoue la tête. Graziella pleure dans les bras de ma mère et répète :

– C’est dégueulasse, c’est dégueulasse.

Le convoi des Frelons rentre au pas. Personne ne parle. Pas même Maria Ultima malgré notre allure d’escargot. Pour la première fois, c’est sans y jeter un regard que nous longeons le camp et ses barrières refermées. En bordure du plateau, Roca a obéi à son père, il a interdit à sa petite bande de franchir les limites du village. Alignés le long de la rue pavée, ils regardent passer notre cortège muet sans comprendre. Plus tard, lorsque les trois bateaux reviennent au port et que débarquent les pêcheurs ignorant la nouvelle arrestation de Sassa, les cris et les rires des nouveaux venus s’éteignent peu à peu. Sur le quai, deux mots échangés sur l’incident de la plage suffisent à faire baisser les têtes. Sourcils froncés, regard fuyant, chacun regagne sa maison, son jardin, son bateau. Assis sur un banc de la terrasse du café Bolina, Occhio tord le banc de son pantalon pour l’essorer sans grand succès et ne suscite plus les rires.

Ce soir-là, personne ne fête le sauvetage de l’orque. Le lieutenant nous a volé notre joie, il ne nous reste que la honte.

PAR DELÀ LES FALAISES : chapitre 23

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  Chapitre 23 : libres

Graziella crie :

– Les soldats ! Les soldats ! Ils viennent nous aider !

Délestés de leurs fusils mitrailleurs, mais tous équipés d’une pelle pliante, ils descendent par la ravine et se rangent à nos côtés. D’un seul élan, nous recommençons à creuser. Là-haut, la silhouette du Lieutenant se détache en ombre chinoise. Un bras autour d’Ultima, il agite l’autre en direction de la mer. La vedette des gardes-côtes a rejoint la petite flottille, elle s’approche du rivage et se positionne bord à bord avec le bateau qui tend toujours la corde attachée à la queue de l’orque. La corde passe d’un bord à l’autre, les gardes-côtes l’amarrent solidement à la vedette. Presque sous le ventre de l’animal à présent, les soldats et les pêcheurs creusent de plus belle. Un coup de sifflet retentit. Le pilote de la vedette dirige la manœuvre. Les soldats cessent de creuser, enjoignent aux hommes de faire le tour de la bête pour pousser avec eux. Tous, agglutinés épaule contre épaule, prêts à fournir un ultime effort. Un second coup de sifflet.

– Allez, poussez ! Tous ensemble.

La vedette des gardes-côtes tend la corde, les moteurs grondent.

– Elle bouge ! Elle bouge !

Centimètre par centimètre, le corps de l’orque cède sous nos efforts.

– Elle pivote ! Continuez !

Le grondement des moteurs s’amplifie, lentement le corps de l’animal bascule sur le ventre. Nous poussons une dernière fois au risque de nous faire écraser pas la masse de chair. La queue est maintenant perpendiculaire à la plage, l’orque à demi basculée glisse le long de notre chenal ridicule. La gueule grande ouverte du monstre nous force à reculer. Seule la puissance de la vedette peut à présent sauver l’animal. La corde serrée autour de sa queue la blesse et peut rompre à tout moment. Nous lui faisons du mal, j’en suis certain, en nous acharnant à lui sauver la vie. L’eau qui effleure son ventre la fait réagir. Jusqu’ici abandonnée à nos soins, l’orque se débat à nouveau, ses nageoires latérales prennent appui sur le sable qu’elles fouillent en projetant de l’eau à plusieurs mètres de hauteur. Elle recule lentement, dans la faible profondeur du rivage et se tourne à demi pour pointer son nez vers le large, mais elle reste entravée par la corde de halage. Presque sauvée, mais prisonnière. Le sergent Rodario nous repousse vers la plage.

– Écartez-vous !

L’orque cesse de s’agiter. Elle tangue dans un mètre d’eau, le ventre posé sur le fond, à bout de force.

Alabral s’avance son couteau à la main. De l’eau jusqu’à la ceinture, il pose sa main sur le dos de l’orque et se glisse le long de la queue de l’animal. Il plonge son couteau dans l’eau, cherche un instant à l’aveugle, trouve la corde, s’aide de son autre main et soudain s’écarte avec rapidité. Rien ne se passe. Nous sommes arrivés trop tard. Nous l’avons fait souffrir pour rien. Plus personne ne bouge. Même Alabral n’ose plus approcher.

– Allez ! Tu as fait le plus dur, vas-y

– Nage, s’il te plaît, nage !

– Mais bouge bon sang !

L’orque reste immobile, entre deux eaux. Tous, sur la plage, à bord des bateaux, nous nous tenons bras ballants, dépités. Tout à coup, un geyser est propulsé dans les airs.

– Elle souffle ! Elle souffle !

L’orque pousse d’abord sur ses nageoires latérales et puis déplace sa queue comme pour vérifier qu’elle est libre de toute entrave. Elle roule alors sur un côté, puis sur l’autre, pousse sur sa queue pour s’enfoncer un peu plus dans l’eau. À présent, seule la nageoire dorsale fend la surface. Lentement, l’orque reprend la nage et s’éloigne en passant entre les bateaux. Elle ne s’enfuit pas, elle quitte le rivage doucement, comme si elle prenait le temps de saluer un à un ceux qui lui ont sauvé la vie avant de rejoindre son compagnon resté au large. Les deux nageoires filent maintenant côte à côte. Elles sont de taille différente. Celle de la deuxième orque est bien plus haute, taillée comme un triangle isocèle. Le mâle qui ne voulait pas abandonner sa femelle.

Sur la plage, tout le monde retient son souffle. On assiste à ce lent départ sans oser y croire. Heureux et trop épuisés pour crier notre joie. Graziella, Sassa et moi, tous les trois enlacés, sans un mot. Soudain, le mâle vire de bord et file à vive allure vers le rivage. Il enfonce l’eau qui ruisselle sur son dos comme s’il creusait un tunnel. Pas une éclaboussure, seule sa nageoire immense dessine une traînée blanche dans la vague. Instinctivement, nous reculons d’un pas, même s’il ne peut pas nous atteindre. À une dizaine de mètres de nous, il fait demi-tour brusquement, presque stoppé net par ce virage sur le flanc. Il plonge, on ne sait plus où il est. Et puis plus loin, il surgit, il bondit hors de l’eau, s’élève de toute sa longueur dans les airs et retombe violemment sur la surface dans une cascade d’eau salée. Un BAOUM se heurte aux falaises et revient en écho. C’est comme un signal. Un message qui dirait : Où est votre joie ? Regardez ! Voici la mienne !

Les premiers mots sont lâchés, les premiers cris, les sourires et les rires qui les accompagnent. Accolades et poignées de main. Je hurle comme tout le monde autour de moi. Les hommes font des bonds, se bousculent, certains tombent dans le chenal creusé. On s’embrasse. Le sergent Rodario menace de m’étouffer quand il m’empoigne. Alabral, couteau en main, étreint un soldat qui croit sa dernière heure arrivée. Sassa court de l’un à l’autre en dansant sur le sable. À bord des bateaux, l’euphorie fait tanguer dangereusement les embarcations. Occhio, toujours à cheval sur le bastingage bascule dans l’eau et parvient à s’agripper in extremis, une main accrochée au plat-bord, l’autre dressée au-dessus des flots pour préserver son appareil photo. Des mains secourables se tendent. Depuis la plage, on croit voir les hommes rejouer la scène du sauvetage tant il est difficile de le hisser à bord. Quand enfin, dégoulinant, il reprend pied sur le pont, il crie vers la plage en gonflant son ventre :

– Encore un sauvetage de baleine !

Tout le monde s’esclaffe et hurle de plus belle. Les orques sont loin, libres.